L’orthographe : norme, pouvoir et discrimination
- Adele Daniélo
- 29 oct.
- 3 min de lecture
Souvent perçue comme un simple outil de communication, l’orthographe est en réalité un instrument social et politique. Sans avoir été conçue pour exclure, son histoire et son usage en font un puissant marqueur social, qui reflète et reproduit les inégalités.
Étymologie et nuance linguistique
Le mot “orthographe” vient du grec orthos (« droit, correct ») et grapho (« écrire »), soit littéralement “écriture correcte”. Apparue en français au XVIᵉ siècle, la notion souligne la dimension normative de l’écriture.En anglais, spelling (issu du vieil anglais spellian, “raconter, prononcer lettre par lettre”) insiste sur la composition des mots plutôt que sur la conformité à une norme. Cette nuance illustre une différence culturelle : en français, l’orthographe incarne la légitimité sociale, en anglais, elle se limite davantage à la forme.
Une norme façonnée par les élites
La fixation de l’orthographe française date du XVIᵉ siècle, avec l’imprimerie et les travaux de normalisation de l’Académie française et des lettrés. Ces choix visaient à uniformiser la langue pour l’administration, la littérature et l’enseignement, au bénéfice des classes instruites. L’orthographe est ainsi devenue un outil de distinction : elle sépare ceux qui maîtrisent la langue écrite, souvent issus de milieux favorisés, de ceux qui en sont éloignés.
L’orthographe comme marqueur social
Aujourd’hui encore, la maîtrise orthographique est associée à la compétence et à l’intelligence, alors qu’elle relève surtout d’un capital culturel. Dans le monde professionnel ou académique, une faute suffit parfois à disqualifier un candidat, révélant moins un manque de raisonnement qu’une inégalité d’accès à l’éducation et aux codes linguistiques dominants.L’orthographe n’est donc pas un indicateur fiable d’aptitude intellectuelle, mais bien un outil de hiérarchisation sociale.
Standardisation linguistique et prise de pouvoir
Selon Philippe Blanchet, la standardisation linguistique (fixation d’une norme dite “correcte”) constitue un acte politique autant que linguistique. Elle a permis d’imposer un “bon français” au détriment des langues régionales et populaires, légitimant une domination culturelle.
“La norme n’est pas la langue de tous, c’est la langue de ceux qui ont le pouvoir de l’imposer.”Cette hiérarchisation transforme la norme en instrument de pouvoir symbolique, sanctionnant toute différence comme signe d’infériorité.
Glottophobie et discrimination
La glottophobie, concept introduit par Blanchet, désigne la discrimination fondée sur la langue, l’accent ou l’orthographe. Elle est souvent institutionnalisée :
à l’école, où la conformité prime sur la qualité des idées ;
dans le monde professionnel, où une faute peut être perçue comme un manque de compétence ;
dans les médias, où les accents régionaux ou populaires sont stigmatisés.
L’orthographe et la norme linguistique deviennent ainsi des outils de sélection sociale. Ces discriminations, rarement nommées, ont des effets concrets : autocensure, exclusion, dévalorisation.L’article plaide donc pour la reconnaissance de la glottophobie comme forme légale de discrimination, au même titre que le sexisme ou le racisme, car elle renforce des rapports de domination déjà existants.
En résumé
Les sociolinguistes, dont Blanchet, montrent que la standardisation linguistique n’est pas qu’un effort de clarté, mais un mécanisme de contrôle social.L’orthographe agit comme une barrière symbolique distinguant les “bons locuteurs” (souvent issus des classes favorisées) des “mauvais”, issus des milieux populaires ou minoritaires.
Élitisme ou activisme ?
L’orthographe peut être défendue comme pilier culturel ou critiquée comme outil d’exclusion. Des mouvements comme le langage inclusif ou la simplification orthographique militent pour une langue plus accessible et moins discriminante.
Réfléchir à l’orthographe, c’est questionner qui définit le “correct”. Derrière les fautes se cachent des inégalités sociales, historiques et éducatives.L’enjeu n’est pas d’abolir la norme, mais de déconstruire son usage discriminant, pour que la langue devienne un espace d’inclusion plutôt qu’un instrument d’exclusion.
L’orthographe n’est pas qu’une question de lettres : c’est un enjeu de justice sociale.
Sources :
1. Philippe Blanchet — “Discriminations : combattre la glottophobie” (Éditions Textuel, 2016) : https://journals.openedition.org/questionsdecommunication/10883?lang=fr
2. Blanchet, “Entre droits linguistiques et glottophobie, analyse d’une discrimination instituée dans la société française” — Les Cahiers de la LCD 2018-2 : https://shs.cairn.info/revue-cahiers-de-la-lcd-lutte-contre-les-discriminations-2018-2-page-27?lang=fr
3. Blanchet, “Standardisation linguistique, glottophobie et prise de pouvoir” — PDF via ResearchGate : https://www.researchgate.net/publication/279258561_Standardisation_linguistique_glottophobie_et_prise_de_pouvoir.pdf
4. Entretien avec Philippe Blanchet : “Qu’est-ce que la glottophobie ?” — Blog Assimil : https://blog.assimil.com/glottophobie-entretien-philippe-blanchet/
5. Article général sur la glottophobie comme discrimination linguistique : https://fr.wikipedia.org/wiki/Discrimination_linguistique
6. Introduction : langues et discriminations (P. Escudé, Les Cahiers de la LCD 2018/2) : https://shs.cairn.info/article/CLCD_007_0013/pdf?lang=fr
7. Étude exploratoire de l’insécurité linguistique et de la glottophobie chez des étudiants universitaires de l’Ontario (C. Bergeron, P. Blanchet & M. Lebon-Eyquem, Minorités linguistiques et société 19 (2022)) : https://www.erudit.org/fr/revues/minling/2022-n19-minling07513/1094396ar.pdf
8. Étude exploratoire d’expériences de glottophobie en Provence (P. Blanchet, Glottopol 36 (2022)) : https://journals.openedition.org/glottopol/pdf/973
9. Étude exploratoire d’expériences de glottophobie en Bretagne (P. Blanchet & al., La Bretagne linguistique 24) : https://journals.openedition.org/lbl/4589
10. Vulnérabilité linguistique, inégalités, discriminations : réflexions à partir des terrains et des analyses présentés dans ce volume (Circula 12 (2020)) : https://www.erudit.org/fr/revues/circula/2020-n12-circula06165/1079008ar.pdf


















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